Trafic de drogue : comment enquêter sur des délits sans en commettre ?

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Article rédigé par franceinfo - Pascal Doucet-Bon, Victor Griset
France Télévisions
Clément Le Goff est journaliste pour l'émission "Envoyé spécial". Après une enquête sur les livreurs de drogues à domicile, il explique comment approcher et rencontrer les individus concernés sans se compromettre vis-à-vis de la justice.

Comment rencontrer des dealers, des trafiquants, des délinquants, sans soi-même commettre un délit ? C'est à cette question au cœur du travail d'investigation des journalistes que répond Clément Le Goff, enquêteur pour "Envoyé spécial", dans le cadre de notre rubrique transparence. Il a lui-même réalisé un sujet intitulé "Drogue à domicile" diffusé le 13 février sur France 2.

Franceinfo : Jusqu'où allez-vous pour traiter des affaires délictueuses ? Faut-il commettre des délits soi-même ?

Clément Le Goff : Vaste question. On nous demande souvent jusqu'où on va, est-ce que c'est normal de rencontrer des dealers et pas de les voir arrêtés par la police... Ce sont des questions qui reviennent souvent, avec cette question principale : comment couvrir la délinquance sans commettre soi-même de délit ? Il se trouve que je viens de faire un reportage sur la drogue à domicile, sur les gens qui se font livrer chez eux. D'abord la première question : on se demande si nous-même nous pouvons acheter de la drogue pour permettre un reportage. Très clairement la réponse est non : nous n'avons pas le droit, même dans une démarche journalistique. Il s'agit d'une infraction avec un risque pénal, même en tant que journaliste.

"On peut commander de la drogue et aller jusqu'au moment du rendez-vous, sans finaliser la transaction. Cela peut être plaidé au tribunal comme relevant du droit à l'information."

Clément Le Goff

journaliste à "Envoyé spécial"

Nous n'avons pas eu à le faire pour ce sujet sur la drogue à domicile. Pour ce genre de reportage, nous nous appuyons très régulièrement sur notre direction juridique. Nos juristes sont impliquées dès le début d'une enquête. Je leur demande ce que j'ai le droit de faire ou non, car j'ai souvent à faire à des dossiers très techniques.

Vous n'avez pas eu de problèmes pour ce reportage sur la drogue à domicile… Comment avez-vous fait ?

Pour ce reportage, on a choisi de s'intéresser à la livraison de drogue, qui se développe énormément en France. Typiquement, on a besoin de couvrir cette thématique et on ne peut pas l'éviter en disant que c'est illégal. Comment avons-nous fait ? Nous avons bien sûr rencontré un livreur, anonymement. Cela a été très dur de le rencontrer : personnellement je n'ai ni livreur ni dealer dans mon entourage... Donc cela prend énormément de temps de convaincre ces gens de nous parler. Je passe du temps à aller chercher des contacts de contact de contact. C'est le cas dans ce reportage.

Mais quel intérêt peut-il trouver à vous accorder une interview ?

Pour lui, l'intérêt est assez maigre ! C'est pour cela qu'il est difficile de rencontrer les gens dans ce domaine. Le seul intérêt qu'il peut trouver est de dire à ses copains que l'homme flouté qui apparaît dans le reportage, c'est lui. Sa famille n'est pas au courant de son activité... Très souvent le ressort du "je passe à la télé" motive les personnes : cela ne fonctionne pas du tout ici.

Ici, notre livreur a accepté pour faire plaisir à une de ses amies, qui est contact d'un de mes contacts. Il a accepté de se mettre à nu pour le reportage, tout en sachant qu'il allait être complètement anonymisé. Cela fait partie de notre charte à France Télévisions : quelqu'un de compromis dans des affaires illégales se doit d'être complètement anonymisé, car nous ne sommes pas fonctionnaires de police ou juges.

Votre raisonnement a été de dire que la livraison à domicile est une nouvelle tendance, comme a pu l'être le drive, nouvelle forme de grande consommation… Comment traiter cette pratique sans la banaliser et sans en faire l'apologie ?

Il ne s'agit pas du tout de faire l'apologie de la livraison de drogue à domicile ! Il s'agit d'une pratique qui existe depuis déjà un moment, mais qui a été récemment mise en lumière dans le rapport du Sénat sur le narcotrafic. Nous, notre job, c'est de faire de l'information. Bien sûr, on va prendre toute la distance nécessaire : je rencontre un livreur, un dealer, mais dans le questionnement je ne dois jamais être complaisant.

Deuxièmement dans le commentaire du reportage, on rappelle toujours les risques juridiques encourus par la personne, là encore nous faisons appel à la direction juridique de France Télévisions. Il ne s'agit pas de faire la promotion d'un délit. Le livreur nous dit ce qu'il gagne par mois : il ne s'agit pas d'encourager à suivre sa voie. Encore une fois notre job est d'informer : surtout pas de faire de la promotion.

"Je ne pense pas qu'on en ait l'impression en regardant le reportage. Nous prenons toutes les précautions pour bien expliquer que c'est totalement illégal."

Clément Le Goff

journaliste à "Envoyé spécial"

Nous jouons un rôle de service public. Donc bien entendu nous parlons aussi de santé publique. Du reste, nous évitons systématiquement de donner le "mode d'emploi" pour ne pas être accusés d'incitation ou de complicité de l'infraction.

Pourquoi les policiers ne peuvent-ils pas rencontrer des dealers de la même façon ?

On nous demande souvent pourquoi nous réussissons à rencontrer ces gens, et pas la police. Cela ne concerne pas que les dealers, parfois nous rencontrons des hackers, des activistes... pour qui ces questions se posent. En fait, ces gens-là nous font confiance, parce que nous passons beaucoup de temps avec eux, au téléphone et parce qu'ils savent que nous ne sommes pas auxiliaires de police. Nous leur expliquons longuement l'objectif de notre métier. C'est la chance du format magazine : nous pouvons trouver le temps de prendre contact. Même s'ils savent que nous ne sommes pas là pour faire la promotion d'activités délictuelles, ces personnes à un moment nous font confiance, et c'est cela qui nous permet de réaliser les reportages. D'un autre côté, j'imagine que la police s'attaque davantage à des réseaux, alors que nous essayons d'approcher des individus, ce qui est un peu plus simple.

Reste la question de la mise en image des transactions. Certaines sont filmées, d'autres sont reconstituées. Comment faire la distinction entre la reconstitution et l'image d'origine ?

Il y a certains choix que nous faisons, par exemple parfois ne prendre que le son d'une transaction, car le client ne sait pas que nous enregistrons. Dans le reportage, nous avons choisi d'utiliser des images d'illustration : celles-ci sont rejouées, mais nous notons cela très clairement dans le reportage avec la mention "images d'illustrations" pour ne pas perturber le téléspectateur. Il s'agit d'une réalité reconstituée, avec le plus d'informations plausibles possibles.

Retrouvez l'ensemble des réponses de Clément Le Goff dans la vidéo ci-dessus.

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