Témoignages Comment, 200 ans plus tard, la "double dette" d'Haïti vis-à-vis de la France continue à peser sur les relations entre les deux pays

Le 17 avril 1825, le roi Charles X impose le paiement d'une indemnité exorbitante à Haïti en échange de la reconnaissance de la première république noire. Une dette qui, pour de nombreux Haïtiens, a des conséquences jusqu'à aujourd’hui, alors que le pays est en proie à une vague de violence.
Article rédigé par Omar Ouahmane - Lisa Villy
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Un homme brandit un drapeau d'Haïti pendant une manifestation exigeant que les autorités prennent des mesures pour faire face à la vague croissante de violences à Port-au-Prince, le 2 avril 2025. (MENTOR DAVID LORENS / EFE via MAXPPP)
Un homme brandit un drapeau d'Haïti pendant une manifestation exigeant que les autorités prennent des mesures pour faire face à la vague croissante de violences à Port-au-Prince, le 2 avril 2025. (MENTOR DAVID LORENS / EFE via MAXPPP)

Un jour important pour les Haïtiens comme pour la France. Jeudi 17 avril 2025, cela fait 200 ans jour pour jour qu'une ordonnance royale signée par le roi Charles X imposait à la jeune nation haïtienne une indemnité colossale, 150 millions de francs or, soit plusieurs fois son budget annuel de l'époque, en échange de la reconnaissance de l'indépendance de la première république noire, proclamée en 1804.

Pour marquer ce bicentenaire aux conséquences douloureuses pour Haïti, en proie à une triple crise politique, sécuritaire et humanitaire, Emmanuel Macron doit ouvrir, jeudi, un nouveau chapitre dans le travail de mémoire sur cet épisode, largement méconnu en France mais encore douloureux en Haïti. Cette reconnaissance annoncée d'une "forme d'injustice initiale" est un préalable à d'éventuelles réparations, que plusieurs voix haïtiennes réclament, deux siècles plus tard.

Pour de nombreux Haïtiens, la dette exorbitante qu'a dû rembourser le pays des Caraïbes est à l'origine de 200 ans de troubles, jusqu'à la montée en puissance des gangs qui sèment désormais la terreur dans les rues de la capitale, Port-au-Prince, et au-delà. Cette dette est considérée comme une injustice historique car elle a, selon les Haïtiens, durablement entravé le développement de leur pays, qui en subit encore les conséquences. "Ceci a pratiquement freiné le processus de construction nationale, puisque l'État n'avait plus les moyens d'investir dans les infrastructures de base, dans la santé, dans l'éducation, etc. Il faut dire qu'il y a une suite logique entre 1825 et la situation dramatique que le peuple haïtien vit aujourd'hui", affirme Camille Chalmers, économiste et professeur d'université à Port-au-Prince.

Car en 1825, Haïti n'était pas solvable et a donc dû emprunter auprès de banques françaises pour s'acquitter de cette dette, ce qui a pris des décennies. La romancière Yanick Lahens estime, elle aussi, que la situation actuelle en Haïti prend son ancrage il y a 200 ans : "Ça a été une spirale terrible et aujourd'hui encore, je peux dire que l'ensemble des problèmes que nous connaissons sont liés. Et si on ne prend pas en compte cette dimension-là, on ne comprendra pas la crise d'aujourd'hui." Haïti ne parviendra pas à sortir de cette crise sans le soutien de la communauté internationale et plus particulièrement de celui de la France, et cela passera, selon les Haïtiens, par des réparations et un long travail de mémoire.

En France, "un manque de connaissance"

Pour la diaspora haïtienne en France aussi, l'enjeu mémoriel est crucial. Lors d'un ciné-débat organisé mardi à la mairie de Paris par des associations haïtiennes, les esprits sont occupés par la dette haïtienne originelle. "Il a fallu que les Haïtiens s'endettent auprès de banques françaises, rappelle le géographe Jean-Marie Théodat, figure de la diaspora haïtienne. On parle de double dette, et de double dette odieuse parce que, rétrospectivement, il paraît impensable que les anciens esclaves aient dû, en plus d'avoir conquis leur liberté sur le champ de bataille, verser une indemnisation à d'anciens propriétaires d'esclaves qui va coûter au pays 70% de son PIB pendant plus de 125 ans." L'indépendance a coûté très cher à la première nation noire libre, entre 21 et 115 milliards de dollars, selon une enquête du New York Times qui fait référence.

L'histoire reste pourtant méconnue dans l'hexagone. Wandrille Lanos a décidé d'en faire un documentaire diffusé en 2025 : Haïti, la rançon de l'indépendance. "Il y a un manque de connaissance qui est évident, souligne-t-il, qui sait encore aujourd'hui qu'Haïti a été une colonie française, qu'elle a été la colonie la plus riche du monde ?"

"Quand on parle aux Haïtiens, leur souci principal c'est justement cette connaissance qui va permettre, ensuite, d'avoir un débat apaisé sur les questions des réparations."

Wandrille Lanos

à franceinfo

"Un travail historique en profondeur"

La diaspora a plusieurs revendications, notamment que cet épisode intègre les manuels scolaires des écoles françaises et qu'elle obtienne des réparations, sous forme financière ou d'aide au développement. Ruth Pierre, du Haut conseil de coopération et de développement pour Haïti, qui représente la diaspora auprès des institutions françaises, espère que les choses s'améliorent, alors que le pays est en proie à une violence extrême et à une situation humanitaire grave. "Haïti, malgré sa faiblesse d'aujourd'hui, a quand même une société et des acteurs compétents qui vont pouvoir aiguiller l'État français sur les besoins réels : des projets dans l'éducation, des investissements dans les infrastructures de santé, les routes. Mais aussi permettre à cette jeunesse haïtienne de se former et travailler à la reconstruction d'un État", affirme-t-elle.

En France, comme à Haïti, beaucoup d'espoirs reposent sur Emmanuel Macron. Le chef de l'État doit, jeudi, faire un premier pas et reconnaître une "forme d'injustice qui a frappé Haïti dès sa naissance", a fait savoir l'Élysée. Il doit dévoiler une méthode pour engager "un travail historique en profondeur" afin d'évaluer l'impact de cette indemnité sur "le développement de Haïti". Il "sera prêt à en tirer toutes les conclusions une fois que ce chantier sera achevé", a ajouté un conseiller du président, sans toutefois dire clairement que cela irait jusqu'à des réparations financières pourtant réclamées.

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