Reportage
"On s’entraîne en permanence" : en Estonie, les habitants des zones frontalières en première ligne face à la menace russe

L’un des trois points de passage entre l’Estonie et la Russie est situé à Narva, dans le nord-est du pays. Cette ville de 56 000 habitants est plus proche de Saint-Pétersbourg, en Russie, que de Tallinn, la capitale estonienne.
Article rédigé par Sébastien Baer
Radio France
Publié
Temps de lecture : 6min
Narva, en Estonie et Ivangorod, côté russe, se font face, séparées seulement par le fleuve. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)
Narva, en Estonie et Ivangorod, côté russe, se font face, séparées seulement par le fleuve. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)

Les drapeaux qui flottent sur la forteresse de Narva, en Estonie, sont là pour rappeler la frontière avec l'Union européenne et l'Otan. La Russie est à 150 m, juste de l'autre côté du pont de l'Amitié, où des blocs de béton servent d'obstacles antichars. Sous la neige et dans le vent glacial, 200 personnes patientent avant de franchir le poste-frontière. Olga, 43 ans, qui est arrivée en bus depuis Tallinn, attend de retrouver sa famille, côté russe : "Ça prend quatre heures parce qu'il y a des règles très difficiles. Ils contrôlent beaucoup et ils ouvrent les valises, donc ça complique beaucoup la vie."

Un sommet européen extraordinaire est organisé, jeudi 6 mars, à Bruxelles pour évoquer le soutien à l'Ukraine. Mais avant ce sommet, Emmanuel Macron a pris la parole mercredi soir lors d'une allocution télévisée. Le chef de l'État a appelé les Français à s'armer de "courage" face à la Russie "devenue une menace pour la France et l'Europe". Parmi les pays "en première ligne", l'Estonie, membre de l'alliance transatlantique (Otan) depuis 2004 et qui partage plus de 300 km de frontières avec la Russie.

Le poste frontière de Narva, l’un des trois points de passage entre l’Estonie et la Russie. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)
Le poste frontière de Narva, l’un des trois points de passage entre l’Estonie et la Russie. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)

"Je me sens vulnérable"

Au point de passage de Narva, le passage des véhicules et camions n'est plus autorisé et les contrôles ont été renforcés depuis 2024. Tous les bagages sont fouillés. Les gardes-frontières sont à la recherche des alcools de contrebande et des équipements interdits. "On a pu trouver des drones, des systèmes Starlink par exemple, toutes sortes d'appareils électroniques qui contiennent des puces et même des pièces pour des armes à feu par exemple, explique Eerik Purgel, le chef du bureau des gardes-frontières. Autrement dit, des choses qui peuvent être utilisées pour la guerre."

Eerik Purgel, chef du bureau des gardes-frontières de la préfecture de l’est de l’Estonie. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)
Eerik Purgel, chef du bureau des gardes-frontières de la préfecture de l’est de l’Estonie. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)

Vivian, 23 ans, qui tient un salon de tatouage à Narva, avait l'habitude d'aller faire des courses plusieurs fois par an côté russe. Mais depuis l'invasion de l'Ukraine, la jeune femme, lunettes rondes et piercing dans le nez, a renoncé. Elle est inquiète d'une éventuelle offensive de Vladimir Poutine contre l'Estonie. "Je me sens vulnérable parce que je sais que nous sommes en première ligne, à dix minutes de marche, explique Vivian. De Narva à la capitale, il n'y a qu'une seule route donc ce sera compliqué de fuir. Je pense que l'Otan viendra pour nous aider mais ce sera sans doute trop tard parce que l'Estonie est trop petite et on ne tiendra pas plus d'un jour."

Vivian, gérante d’un salon de tatouage, elle redoute l’expansion du conflit. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)
Vivian, gérante d’un salon de tatouage, elle redoute l’expansion du conflit. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)

"On a prévu des caves sécurisées"

La ville doit gérer une cohabitation avec un pays voisin devenu peu fréquentable. À l'Hôtel de Ville, Katri Raik, la maire de Narva, nous reçoit dans son petit bureau du premier étage. Lourd collier de perles et éclatante robe rose, elle dirige aussi la cellule de crise. Katri Raik est "prête", dit-elle, "à faire face à tous les scénarios" : "On a prévu dans la ville des endroits où les habitants pourraient se rassembler, des sortes de caves sécurisées, où l'on peut charger son téléphone portable ou préparer des repas pour les enfants. On a planifié aussi l'approvisionnement en eau potable. Pour le moment, il n'y a pas de danger immédiat mais on ne sait pas ce qui se passera dans deux mois ou dans un an. Quand vous voyez tous les jours la Russie par la fenêtre, cela fait réfléchir."

La maire de Narva, Katri Raik, se dit "prête" à faire face à tous les scénarios. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)
La maire de Narva, Katri Raik, se dit "prête" à faire face à tous les scénarios. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)

En cas d'assaut des troupes russes, les 7 700 soldats estoniens pourront compter sur le renfort de 40 000 volontaires qui sont regroupés au sein de la Ligue de Défense estonienne. Vladislav Eglet, 27ans, a rejoint le groupe il y a huit ans, prêt à en découdre : "On s'entraîne en permanence. Pour moi, il n'y a pas le choix, je n'imagine pas devoir quitter ma maison et devenir un réfugié. En cas de besoin, on est prêt à enfiler notre uniforme et à prendre nos armes."

"Si Poutine ou la Russie s'en prennent à notre liberté, on défendra notre pays."

Vladislav Eglet, Estonien, 27 ans

à franceinfo

Militairement, l'Estonie est l'un des membres de l'Otan qui consacre le plus de moyens à sa défense, 3,4% de son PIB en 2024. Parmi les 32 membres de l'alliance, c'est le deuxième pays à avoir le plus dépensé.

Vladislav Eglet : 27 ans, membre de la Ligue de défense estonienne. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)
Vladislav Eglet : 27 ans, membre de la Ligue de défense estonienne. (SÉBASTIEN BAER / RADIO FRANCE)

La Russie multiplie les provocations

Au quotidien, la ville de Narva n'entretient plus vraiment de relations avec Ivangorod, la ville russe qui se trouve juste de l'autre côté du fleuve. Il n'y a plus aucun échange entre les deux villes qui partageaient autrefois le même système d'approvisionnement en eau et le réseau électrique. Mais la Russie multiplie les provocations. Régulièrement, elle brouille les signaux GPS de la région et a fait disparaître les bouées qui marquaient la frontière sur le fleuve.

En réponse, la municipalité de Narva a retiré plusieurs monuments à la gloire de l'armée rouge. Une décision qui met en colère Artem, patron d'un bar et membre de la communauté russophone : "Ce n'est tout de même pas le peuple russe qui est responsable de la guerre ! Il y a des gens, en Estonie, quand ils savent que tu parles russe ou que tu es russe, ils ne veulent plus avoir de contact avec toi. Et ils disent que l'Estonie, c'est pour les Estoniens !"

"Je ne sais pas où tout ça va mener. L'Estonie et l'Union européenne font de la propagande et disent que la Russie et les Russes, ce sont les méchants !"

Artem, patron d'un bar et membre de la communauté russophone

à franceinfo

Pour assurer sa défense, l'Estonie a planifié la construction de plusieurs dizaines de bunkers le long des 338 km de frontières qu'elle partage avec la Russie. Les autorités militaires du pays se sont fixé un objectif : résister à une invasion russe quelques semaines, jusqu'à l'arrivée des troupes alliées.

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