: Enquête France TV Le jour où Nasser Al-Khelaïfi, le président du PSG, est devenu "le vrai patron de la Ligue 1"
/2023/07/05/64a55fd777de4_placeholder-36b69ec8.png)
/2025/03/26/gettyimages-2204622023-67e3cc6de7bc4298188204.jpg)
L'atmosphère aurait pu paraître décontractée lors de la visioconférence qui réunissait, dimanche 14 juillet 2024, tous les présidents de club de Ligue 1. Polo Lacoste comme dress code officieux, palmiers et flots bleus dans le décor, il flotte comme un air de vacances sur les miniatures de la mosaïque des vidéos. Juste un air, révèle l'émission "Complément d'enquête". Car la réunion de 2h15 dédiée au dossier brûlant des droits télé a conduit à des échanges tendus et des menaces à peine voilées. Un interlocuteur défend bec et ongles le deal obtenu avec DAZN et BeIN Sports : Nasser Al-Khelaïfi, le patron du Paris Saint-Germain. "Plusieurs présidents de club me l'ont assuré, c'est lui le vrai président de la Ligue", abonde Fabien Touati, l'auteur de l'enquête diffusée jeudi 27 mars sur France 2.
Cette réunion du 14 juillet intervient quelques jours après un rendez-vous à Londres des caciques du football français. A l'époque, il n'y a toujours pas de diffuseur pour la saison 2024-2025, alors que le championnat de France reprend dans moins d'un mois. Le crash du diffuseur Médiapro en 2018, la façon dont les droits télé ont été bradés à Amazon, une fâcherie avec Canal+, la crise du Covid-19, le recours massif aux prêts garantis par l'Etat ainsi qu'au fonds d'investissement CVC pour éponger les dettes ont laissé le foot français exsangue. Ce voyage en Angleterre apparaît alors comme celui de la dernière chance. "Vincent Labrune l'assure aux présidents présents : 'C'est dealé avec BeIN'", raconte Fabien Touati. Sous-entendu, la chaîne qatarie, propriété de Nasser Al-Khelaïfi, est censée voler au secours du championnat de France et verser une somme conséquente : entre 600 et 700 millions pour la totalité des affiches.
Une offre à accepter coûte que coûte
La douche écossaise n'en sera que plus froide quand le patron du PSG prend la parole. "Nasser leur annonce qu'après s'être entretenu avec Len Blavatnik [le richissime patron de DAZN] c'est finalement la plateforme britannique et non plus BeIN qui va assurer la diffusion des matchs du championnat de France… Pour 400 millions ! Soit presque deux fois moins que la promesse initiale", assure Fabien Touati. Celui qui préside à la fois le club parisien et la chaîne qatarie le confirmera lors de la fameuse visioconférence du 14 juillet : "Le propriétaire de DAZN m'a appelé [pour une clause de sortie dans le contrat fixée au bout de deux ans]. Après, j'ai appelé Vincent [Labrune]. On règle le problème pour le futur."
Régler les problèmes, Nasser Al-Khelaïfi va s'y employer lors de cette réunion en volant dans les plumes de chaque contradicteur. Quand le président de Lens, Joseph Oughourlian, exprime un doute sur le deal conclu avec deux diffuseurs, il est bien le seul à ne pas avoir comme horizon de "prendre le cash". "Je peux vous assurer que si on va juste avec l'offre DAZN et BeIN, on sera au même endroit dans deux ans avec 250 millions, plaide-t-il. A 39,90 euros [le prix initial de l'abonnement mensuel à DAZN], personne ne va vouloir regarder huit matchs sur neuf, et les moins bons. Il ne faut pas avoir fait Polytechnique pour voir que le truc ne tient pas la route deux secondes."
Sous les yeux d'un Vincent Labrune qui ne sort pas de son rôle d'observateur, Nasser Al-Khelaïfi, caméra désactivée, lui fait la leçon : "Pour beaucoup de clubs, le plus important, c'est le cash, payer les salaires. (...) On a fait beaucoup d'efforts. Joseph, vous n'avez peut-être pas les problèmes des autres clubs, qui n'ont pas l'argent pour ça." Le ton monte.
Nasser Al-Khelaïfi : "Parle-moi avec respect, je te prie."
Joseph Oughourlian, qui fait remarquer que les droits télé ne représentent que de l'argent de poche pour le PSG : "Je pense que tu devrais respecter les autres présidents."
Nasser Al-Khelaïfi : "Tu te débrouilles dans ton business, mais tu ne comprends rien aux médias."
Pour le patron du RC Lens, ça en est trop : "Nasser, il faut que tu comprennes un concept qui vous échappe à BeIN, au PSG ou aux deux, ça s'appelle le conflit d'intérêts. (...) Tu tyrannises tout le monde."
Pourtant, les problèmes étaient inscrits noir sur blanc dans une des slides du PowerPoint diffusé par Benjamin Morel, alors président de LFP Média, la filiale commerciale de la Ligue 1. Sous l'intitulé "Conséquences pour le consommateur" sont listés les risques suivants : "accroissement du piratage" et "désintérêt" pour la Ligue 1. Un peu plus bas, LFP Média estime qu'un "échec commercial" est "envisageable avec un abonnement à 34 euros par mois".
Quand la discussion porte sur les incompatibilités de choix de matchs pour chaque journée entre les deux diffuseurs, DAZN et BeIN Sports, Nasser Al-Khelaïfi explose : "Je ne peux pas être derrière tout le monde, faire une offre, et que tout le monde la critique. Ce n'est pas juste que tout le monde ait deux visages !" Vincent Labrune tente de le calmer : "Non mais Nasser, il n'y avait pas de critique de BeIN là, ce sont des points de négociation en suspens qu'on va régler dans les heures qui viennent."
Dans les minutes qui viennent même. La mise en garde de l'Américain John Textor, président de l'Olympique lyonnais, restera lettre morte. Ce n'est pas faute d'avoir dit ce qu'il pensait de DAZN, déjà installé sur le continent américain : "Quand tu vends tes droits à un diffuseur, tu t'alignes sur son agenda et sur son 'business model'. Celui [de DAZN] est un des plus faibles. L'expérience utilisateur est détestable."
Des problèmes qui se révèlent cette saison
Lors de la réunion, John Textor plaide ensuite en faveur d'une plateforme contrôlée par la Ligue – un rapprochement avec le service de streaming Max, qui distribue déjà Eurosport, était envisagé. Là encore, son seul contradicteur, c'est Nasser Al-Khelaïfi, qui sort l'argument du carnet de chèques. "Tu veux démarrer une plateforme à partir de rien et tu penses générer plus d'argent ? Mets ton propre argent, et je te le garantis, tous les clubs vont voter pour toi." Avant que le président de l'OL, qui se fera traiter de "cow-boy", sorte de ses gonds : "Vu qu'on arrive au bout de la réunion, peut-être que quelqu'un d'autre que Nasser devrait parler ? Nasser, tu harcèles tout le monde !" Le patron du PSG voit rouge : "John, arrête de parler. Tu ne comprends rien à rien !"
Au PSG, on ne voit pas le problème. "S'il y avait vraiment un risque de conflit d'intérêts, rien n'empêchait les autres présidents de récuser Nasser Al-Khelaïfi de cette réunion", soutient un proche du tout-puissant président du club parisien auprès de "Complément d'enquête". "On ne peut pas lui demander de voler au secours du foot français dans la mouise, puis ensuite le critiquer précisément sur ce point. S'il n'écoutait que ses propres intérêts, il aurait soutenu le projet de Super Ligue [une compétition fermée rassemblant les meilleurs clubs européens, concurrente de la Ligue des champions]."
On connaît la suite. Après presque une saison de diffusion du championnat, DAZN peine à rassembler plus d'un demi-million d'abonnés, au point que des pass pour la fin de saison ont été offerts pour tout achat d'un "Menu Golden" chez McDonald's. Pendant ce temps, le piratage a explosé – au point qu'on estime que la moitié des gens qui ont regardé le choc OM-PSG l'ont fait de manière illégale.
Lancez la conversation
Connectez-vous à votre compte franceinfo pour commenter.