: Enquête Fake news, mèmes et vidéos bidonnées... Plongée dans les documents internes d'une agence de désinformation russe
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Leurs intentions sont écrites noir sur blanc : "Intensifier les tensions internes sur le territoire des pays alliés des Etats-Unis", "créer artificiellement des situations conflictuelles", "influencer l'opinion publique"... Le tout afin de "promouvoir les intérêts de la Fédération de Russie". C'est ce qui apparaît dans un document interne, titré "Conflictologie internationale", théorisant l'action de la Social Design Agency (SDA), une agence russe de désinformation.
E-mails, comptes-rendus de réunions, faux articles de presse, vidéos bidonnées, caricatures, commentaires factices... En partenariat avec "Complément d'enquête", qui consacre une nouvelle émission à la guerre de l'information, franceinfo s'est plongé dans des milliers de fichiers collectés par un lanceur d'alerte anonyme. Des documents d'abord analysés par plusieurs médias allemands, qui les ont transmis à "Complément d'enquête". Ces 3 086 fichiers révèlent les stratégies de désinformation visant l'Europe et la France, mais aussi leurs limites.
Une PME de la désinformation
Côté face, la Social Design Agency vante sur son site son expertise en communication, avec "120 projets sociopolitiques en Russie et dans les pays voisins", et arbore les logos de ses clients allant du gouvernement russe à des agences publiques. Côté pile, la SDA est connue depuis trois ans pour avoir participé à une vaste campagne de désinformation nommée "Doppelgänger", publiant de fausses informations en usurpant l'identité visuelle de médias européens. Depuis, elle est notamment dans le viseur du FBI et de Viginum, le service français de lutte contre les ingérences numériques. Des sanctions américaines et européennnes visent aussi l'officine depuis 2023.
A la tête de cette agence : Ilya Gambachidze. Contrairement à d'autres désinformateurs notoires, Gambachidze n'est issu ni des services de renseignements, ni de la criminalité, ni de l'entourage historique de Vladimir Poutine. Il n'en reste pas moins un communicant actif depuis quinze ans, au service d'institutions russes locales et nationales. Une vidéo promotionnelle de la SDA, au montage saccadé et à la musique épique, le montre en train de vanter son travail, en uniforme et floqué d'un badge des très imaginaires "troupes idéologiques de Russie".
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Tout porte à croire que son agence est au service du Kremlin. Plusieurs documents, dont des comptes-rendus de réunions, font état de rencontres entre Ilya Gambachidze et Sergueï Kirienko, le directeur adjoint de l'administration présidentielle russe. Dans des courriels internes, une employée de la SDA évoque ainsi un appel d'offre d'une agence d'Etat. On trouve aussi dans ces milliers de fichiers des échanges de la Social Design Agency avec ANO Dialog ou Structura, des agences de désinformation étroitement liée à l'administration russe et sous sanctions occidentales. Interrogé par franceinfo, Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitique, relève qu'il existe "tout un écosystème d'entreprises russes de désinformation, où beaucoup d'argent circule".
Des campagnes dotées de "KPI"
L'organigramme des 117 collaborateurs de la SDA lève le voile sur les capacités de l'agence, dotée d'analystes, de secrétaires, de designers, de rédacteurs, de dessinateurs ou encore de traducteurs, dont un en français, nommé Anton K., employé en freelance... Tous sont affectés à différentes campagnes d'influence, abrégées par "EKK" pour les projets visant l'Europe et "YKK" pour ceux visant l'Ukraine. Chaque opération est suivie avec des "KPI", des indicateurs de performance, comme dans un entreprise classique.
Un document "KPI EKK" résume ainsi les objectifs visés en France et en Allemagne : surveillance des médias et des réseaux sociaux, publication mensuelle de 50 articles, 180 mèmes, 500 faux commentaires... Dans un autre document spécifique à la France, la SDA ambitionne de faire augmenter la popularité du Rassemblement national, d'accroître le sentiment de peur quant à l'avenir dans le pays et d'affaiblir le soutien à l'Ukraine.
"La France, qui est la seule force nucléaire de l'Union européenne, est devenue une cible majeure. C'est nouveau, depuis qu'Emmanuel Macron a changé sa politique de conciliation avec Poutine en 2022."
Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitiqueà franceinfo
Concrètement, la Social Design Agency surveille ce que les médias français disent de la Russie et de la guerre en Ukraine et se réjouit des scores croissants de l'extrême droite aux élections. Un document interne analysant les résultats des européennes s'attribuait même un rôle, probablement exagéré, dans la montée du RN, se félicitant du "franc succès de la campagne d'agitation sur les réseaux sociaux, qui a augmenté le nombre d'électeurs pour les partis de droite et conservateurs".
Pour compléter ce suivi de l'opinion française, la SDA aurait également commandé des sondages et aurait projeté de travailler avec l'institut français Ipsos. Différents comptes-rendus de l'agence datés d'entre janvier 2022 et septembre 2023 listent différentes étapes : "élaborer un plan d'interaction avec l'agence Ipsos", "obtenir un questionnaire pour une étude Ipsos", "travailler sur la question avec Ipsos"... Dans un autre compte-rendu, potentiellement à propos de cette collaboration, la SDA note : "Ils ne savent pas qu'ils travaillent avec la Fédération de Russie." Contacté, Ipsos réfute tout travail direct ou indirect avec la Social Design Agency. Un tel sondage "nécessiterait l'implication de nos filiales européennes, ce qui n'a pas été le cas", répond l'institut, et les éléments cités pourraient seulement "refléter la volonté de la SDA de rentrer en contact avec Ipsos".
Une production recensée dans Excel
Une autre partie du travail de la SDA consiste à élaborer de fausses informations. Par exemple :"La place Stalingrad [à Paris] va être débaptisée". Chaque fake news a sa fiche, détaillant son titre, son public cible ("Français de gauche", "citoyens âgés", "militants de droite", "migrants de couleur", etc.) et les méthodes de diffusion. Du pouvoir d'achat à l'immigration en passant par le soutien militaire à l'Ukraine, tous les sujets pouvant cliver la société française sont investis. La SDA liste même différentes personnalités françaises sur lesquelles s'appuyer, car susceptibles selon elle de relayer leurs récits, telles que Florian Philippot ou l'ancien député Nicolas Dhuicq. Contactés par "Complément d'enquête", ces derniers réfutent tout lien avec la SDA. L'ancien frontiste affirme ainsi : "Je ne sais pas de quelle manière ils veulent intervenir. Ça n'a manifestement pas de prise sur moi."
L'agence de communication met aussi en branle un arsenal de caricatures, de faux articles et vidéos d'actualité bidonnées. "Créez des fake !", peut-on lire dans un compte-rendu de réunion. Les documents de la SDA compilent des centaines de dessins politiques, souvent outranciers ou de mauvais goût. Tantôt relayant la propagande russe, tantôt tournant en dérision la France... Certaines évoquent par exemple la présence de rats et de punaises de lit à Paris avant les Jeux olympiques ou valorisent le Rassemblement national.
On retrouve ensuite plusieurs de ces caricatures, aux textes mal traduits, sur les réseaux sociaux, comme sur Facebook ou Twitter, sans pour autant être très partagées. Certaines remportent néanmoins du succès, comme lorsque Elon Musk a partagé un mème tournant en dérision le soutien des pays occidentaux à l'Ukraine. Quelques jours plus tard, la SDA s'en félicitait dans un compte-rendu de réunion.
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Au rayon des fakes, la SDA déploie également des fausses vidéos d'actualité, usurpant le logo de la BBC ou du Figaro. Parfois accompagnés de textes à la syntaxe douteuse, ses récits mettent en cause les Ukrainiens ou les réfugiés et sont partagés sur des comptes Instagram dédiés, sans pour autant cumuler plus de quelques centaines de vues. Cela n'étonne pas Kevin Limonier.
"Dans 99% des cas, ça ne marche pas. Mais dans 1% des cas, ces contenus peuvent devenir viraux, et c'est ce 1% de viralité qui est recherché. Il ne faut ni les surestimer, ni les sous-estimer."
Kevin Limonier, maître de conférences à l'Institut français de géopolitiqueà franceinfo
Ces documents internes révèlent enfin une gigantesque comptabilité stakhanoviste de l'ensemble des publications de la SDA sur les réseaux sociaux. Plusieurs fichiers Excel listent ainsi les milliers de faux commentaires publiés par l'agence via des faux comptes Facebook, les centaines de publications sur Telegram, Instagram, Twitter et les réactions qu'elles ont engendrées. Dans un rapport résumant l'activité de la SDA du 1er janvier au 30 avril 2024, l'agence affirme fièrement avoir produit 4 641 vidéos, 2 516 mèmes et caricatures, avoir publié 33,9 millions de commentaires, et fait 1,6 milliard de vues tous médias confondus. Des chiffres impossibles à vérifier.
"Il y a une culture du chiffre qui est cruciale, quel que soit le chiffre, éclaire Kevin Limonier. Le but est de remonter des métriques, pour justifier ou demander des budgets." En tenant avec zèle les comptes de leur activité, les cadres de la SDA n'ont plus à s'embarrasser de mesurer les effets de leur désinformation – parfois surestimée. "Les structures comme la SDA ont profité de la mort de Prigojine, qui a laissé un vide dans le secteur de la désinformation, et donc une place à prendre", conclut Kevin Limonier.
Aujourd'hui, l'agence d'Ilya Gambachidze est toujours active. Son site internet ainsi que des faux comptes Instagram ou Facebook utilisés par le passé sont toujours en ligne et de nouvelles caricatures continuent d'être publiées sur les réseaux.
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