: Enquête "C'est un cadeau pour les dictateurs" : face à la désinformation russe, le gel de l'aide américaine fragilise de nombreux médias
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Meduza n'en est pas à son premier défi. Basé à Riga, en Lettonie, le média indépendant russophone, source précieuse d'informations sur la Russie et la guerre en Ukraine, avait déjà été nommé "agent de l'étranger" il y a quatre ans. Le coup, porté par Moscou, "a détruit immédiatement notre modèle commercial", retrace Katerina Abramova, directrice de la communication du média. L'invasion de l'Ukraine a suivi, puis Meduza a été déclaré "indésirable" en Russie , le rendant "illégal" aux yeux du Kremlin. Outre les dons, Meduza a pu compter sur un autre soutien clé : celui d'organisations défendant la liberté d'expression, elles-mêmes aidées par l'agence américaine pour le développement (USAID), rapporte Katerina Abramova. Son démantèlement, orchestré par l'administration Trump, met Meduza dans "une situation vraiment critique".
"Nous avons perdu environ 20% de notre budget annuel. C’est choquant, déprimant. Beaucoup d’organisations vont fermer leurs portes."
Katerina Abramova, directrice de la communication de Meduzaà franceinfo
En un mois, la nouvelle administration américaine a décidé du gel de l'aide internationale des Etats-Unis, puis de la suppression de 83% des financements de l'USAID à l'étranger. Des coupes drastiques et abruptes, contestées devant la justice américaine, qui mettent en péril tout un écosystème de médias indépendants, de l'Ukraine à la Géorgie. "Nous avons été inondés de mails de médias pris au dépourvu. J'ai vu pas mal de crises, mais jamais d'une telle ampleur", raconte Jeanne Cavelier, responsable du bureau Europe de l'Est et Asie centrale à Reporters sans Frontières (RSF). Dans les régions qu'elle couvre, "des dizaines" de rédactions sont touchées. Son collègue Pavol Szalai, à la tête du bureau Union européenne et Balkans, dresse le même constat. "C'est un cadeau pour les dictateurs", fustige-t-il, craignant une poussée de la désinformation russe dans ces régions.
A Meduza, "la fondatrice m'a confié qu'il s'agissait de la plus grande crise de leur histoire", poursuit Jeanne Cavelier. La rédaction a dû se séparer de 15% de ses salariés, réduire de 8% les rémunérations, tout en maintenant, autant que possible, "la qualité de notre couverture", développe Katerina Abramova. "C'est difficile pour celles et ceux qui restent. Les gens sont épuisés." Grâce aux financements participatifs, Meduza espère rester à flot au moins jusqu'à la fin de l'année. "Nous avons l'espoir de réussir, mais on ne sait pas ce qui peut arriver. Nous faisons tout ce que nous pouvons pour survivre."
En Ukraine, la crainte de conséquences "catastrophiques"
Il y a deux ans encore, l'USAID soutenait plus de 700 médias et 6 200 journalistes à travers le monde, d'après un document de l'agence consulté par RSF. Une aide également précieuse pour près de 300 organisations de la société civile, dont le travail était d'appuyer ces médias indépendants.
Caucase, Balkans, Europe centrale et orientale... Parmi les pays affectés, l'Ukraine est peut-être la plus durement atteinte par les directives de Washington. Près de 90% de ses médias dépendent de bourses, et 80% d'entre eux travaillaient avec l'USAID, d'après l'organisation ukrainienne Institute for Mass Information . Une majorité de journalistes sondés par l'institut prédisent des conséquences "catastrophiques" pour leurs médias.
"Les fonds américains finançaient de nombreux projets d’investigation, sur la corruption, les crimes de guerre. (...) C’est assez catastrophique dans un pays en guerre, où l’information est vitale."
Jeanne Cavelier, responsable du bureau Europe de l’Est et Asie centrale à Reporters sans Frontièresà franceinfo
"Tout s'est arrêté en un jour", résume Anna Babinets, cofondatrice et directrice du site ukrainien d'investigation Slidstvo.info. Les aides américaines représentaient, en début d'année, 82% du budget du média, évalue-t-elle. Slidstvo reçevait des fonds de l'USAID à travers l'organisation Internews, mais aussi la fondation américaine National Endowment for Democracy (NED), précise la journaliste. A son tour, NED a été ciblée : fin février, la fondation a perdu l'accès à 240 millions de dollars de crédits du Congrès américain , l'empêchant de soutenir près de 2 000 organisations.
Ce soutien des Etats-Unis finançait les salaires de journalistes, aidait à produire les enquêtes en vidéo de Slidstvo, notamment sur les crimes de guerre et la corruption. Au moment du gel des financements, le média enquêtait sur la mort de la journaliste ukrainienne Victoria Roshchyna dans une prison russe . "Nous ne pouvions pas arrêter" , pointe Anna Babinets. L'enquête a vu le jour , mais Slidstvo réduit depuis ses publications, tout comme ses collaborations avec des journalistes dans plusieurs régions d'Ukraine. Les interviews en visioconférence remplacent le travail sur le terrain, et deux postes sont restés vacants. Grâce aux dons de lecteurs et à des fonds européens, "nous pouvons pour l'instant tenir jusqu'en juin", assure la fondatrice du site. La suite reste à écrire.
"Si nous n’avons pas d’autres financements d’ici l’automne, beaucoup d’entre nous devront arrêter partiellement leurs activités. Davantage de médias devront fermer. C’est une crise sans précédent."
Anna Babinets, fondatrice du site ukrainien d’investigation Slidstvo.infoà franceinfo
Les médias locaux et régionaux ukrainiens paient le prix fort. En moyenne, 44% de leurs revenus dépendaient de fonds américains, selon une étude de l'organisation ukrainienne Media Development Foundation . "La situation la plus critique" est observée dans l'est et le sud du pays, poursuit la fondation, elle-même aidée par des financements d'outre-Atlantique. Près de la ligne de front, des médias peinent à survivre.
"Des trous noirs d'information"
"Les coupes budgétaires sont un très gros problème pour nous, nous venions juste de commencer", confie Anna Matvienko, cofondatrice de Dnipro.media. A l'automne, la fondation a soutenu cette plateforme d'information et d'investigation locale, axée sur la politique, l'histoire et les initiatives de la ville, mais aussi la guerre. Privée de financements, la jeune équipe confie travailler sans salaire depuis deux mois, et Anna Matvienko "dort à peine" , accaparée par plusieurs emplois pour maintenir son projet en vie. "Il est extrêmement difficile d'obtenir du soutien d'entreprises ici, la région est en guerre. Nous tentons d'obtenir des contributions de notre communauté, mais des personnes ne sont pas prêtes à payer pour de l'information."
"A Dnipro, les sources d’informations les plus communes sont des chaînes Telegram anonymes. (...) Sans journalisme indépendant, la corruption va augmenter."
Anna Matvienko, cofondatrice de Dnipro.mediaà franceinfo
Jeanne Cavelier, de RSF, confirme que certaines régions d'Ukraine "sont devenues des trous noirs d'information" avec l'invasion russe. Les gels américains, craint-elle, vont "supprimer l'information fiable, dans des zones qui ne sont pas investies par d'autres médias".
Face à l'urgence, le Kyiv Independent a lancé une campagne de financement participatif pour trois médias couvrant des régions proches de la ligne de front. La cagnotte, d'une valeur de 62 000 euros, a offert une respiration temporaire à Gwara Media, à Kharkiv. Selon son rédacteur en chef, Serhii Prokopenko, l'aide américaine représentait un peu moins de la moitié du budget mensuel nécessaire au travail du média. "Les nouvelles étaient aussi déjà très mauvaises, avec la rencontre entre Volodymyr Zelensky et Donald Trump à Washington", fin février, au cours de laquelle le président américain a rabroué son homologue ukrainien.
"Je suis à la tête de l’organisation, je devais résoudre le problème. J’ai eu un sentiment de désespoir pendant quelques semaines. Pour la première fois de ma vie, j’ai consulté un psychologue."
Serhii Prokopenko, rédacteur en chef de Gwara Media, à Kharkivà franceinfo
D'après Serhii Prokopenko, l'appui américain a notamment permis de soutenir le travail de vérification des faits mené par la rédaction pour lutter contre la propagande russe. Gwara Media a récemment lancé "Perevirka" , un "bot de fact-checking" vérifiant des allégations signalées par ses lecteurs : pas moins de 11 000 fausses affirmations ont déjà été repérées.
Le spectre d'un espace laissé à la propagande russe
Pavol Szalai en est convaincu : avec ses décisions, Donald Trump est devenu "l'une des principales menaces sur la liberté de la presse dans les régions que nous couvrons". En Slovaquie, le Premier ministre prorusse, Robert Fico, a déjà félicité Elon Musk pour le démantèlement de l'USAID, rapporte Euractiv.
"Sans ces médias, cet espace va être occupé par la propagande russe et par des médias progouvernementaux, dans des pays dirigés par des disciples de Donald Trump."
Pavol Szalai, responsable du desk UE et Balkans à Reporters sans Frontièresà franceinfo
En Moldavie, l'aide internationale a notamment contribué au développement du journal d'investigation Ziarul de Garda (ZdG), aujourd'hui la publication la plus populaire du pays, selon la BBC . Alina Radu, la directrice, est fière de devancer le quotidien Komsomolskaya Pravda , version moldave d'un journal russe. Moscou, insiste-t-elle, "a lancé une guerre de désinformation" dans son pays, niché entre l'Ukraine et la Roumanie.
Des finançements américains ont permis à ZdG d'enquêter sur "le réseau d'influence russe" , et sur les efforts de la Russie "pour compromettre les élections" de l'automne en Moldavie. L'UE, tout en saluant la réelection de la présidente pro-européenne Maia Sandu, a fait état d'une "interférence sans précédent de la Russie" dans le scrutin, "incluant des systèmes d'achat de votes et de la désinformation".
"Sans cette aide, nous n'aurions pas pu faire ce travail d'enquête", pointe Alina Radu, qui rapporte une perte de 40% de son budget dédié aux salaires, depuis le gel des financements. L'annonce, "un choc", a entraîné une autre campagne de désinformation, cette fois-ci à l'encontre de sa rédaction. La directrice a notamment subi des attaques personnelles en ligne, et une reporter de ZdG a été intimidée par une gouverneure. "Nous assistons de plus en plus à l'instrumentalisation de cette question des financements étrangers pour stigmatiser des journalistes", ont dénoncé neuf médias, selon le site d'enquête moldave Anticoruptie .
"Le plus grand cauchemar de nos vies a commencé. Le bloc de politiciens prorusses et leurs serviteurs ont commencé à nous attaquer. Ils ont déclaré que nous étions une organisation criminelle, utilisant de l’argent criminel."
Alina Radu, directrice du journal d'investigation moldave "Ziarul de Garda"à franceinfo
Dans ce contexte, la journaliste moldave assure ne pas avoir pu souffler "un seul week-end" depuis janvier, travaillant sans relâche en quête de nouveaux soutiens. Organisations européennes, nouvelles bourses, épargne... Ziarul de Garda et d'autres médias avancent sur un fil, dans un environnement de plus en plus hostile.
Un court répit, mais le risque de "la fin du journalisme"
En Géorgie, l'offensive antimédias et anti-opposition du pouvoir prorusse se poursuit, six mois après des élections législatives marquées par des irrégularités répétées et de nouvelles interférences russes, selon des observateurs . "Dans quelques mois, il pourrait y avoir un environnement médiatique en Géorgie où il n'y aura qu'une seule source d'information : le gouvernement", dénonce Giorgi Gogua, cofondateur du média d'explication Project 64.
Son confrère Dominik Cagara, à la tête de la plateforme d'information sur le Caucase OC Media, attend la reprise de certains financements, notamment ceux de la National Endowment for Democracy. La fondation a lancé une action en justice et obtenu, début mars, un accès partiel aux crédits du Congrès auxquels elle avait droit. "Pour l'instant, nous sommes sauvés", souffle le journaliste, rapportant que 80% de son budget minimal était lié à des fonds américains. "Mais la situation est très instable aux Etats-Unis. Ces financements pourraient être de nouveau interrompus dans quelques mois", pointe-t-il. Dominik Cagara "regarde ce qu'il se passe avec beaucoup de tristesse" , convaincu que dans le Caucase, "le gel de ces financements peut signifier la fin du journalisme".
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