Droits de douane : pourquoi la menace de taxer les semi-conducteurs est "un jeu dangereux" pour l'économie mondiale

Donald Trump a promis des mesures tarifaires distinctes sur ces composants indispensables à l'économie numérique. Au risque de bouleverser la chaîne d'approvisionnement et de bousculer les entreprises américaines.
Article rédigé par Fabien Magnenou
France Télévisions
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Lors de l'inauguration d'une ligne de production de cartes graphiques à Herstal (Belgique), le 17 juin 2022. (JOHN THYS / BELGA MAG / AFP)
Lors de l'inauguration d'une ligne de production de cartes graphiques à Herstal (Belgique), le 17 juin 2022. (JOHN THYS / BELGA MAG / AFP)

Pays après pays, produit après produit, Donald Trump continue d'agiter le hochet des droits de douane. Cette fois, le président américain a prévu d'annoncer "dans la semaine" un plan tarifaire spécifique sur les semi-conducteurs, ces petits composants omniprésents dans les appareils électroniques, quand ils entreront aux Etats-Unis. C'est en tout cas ce qu'il a déclaré aux journalistes présents à bord d'Air Force One, dimanche 13 avril, alors qu'il rentrait de sa propriété de West Palm Beach. En parallèle, le département du Commerce dit avoir ouvert une enquête le 1er avril, selon un document publié sur le Federal Register, afin d'étudier "les effets sur la sécurité nationale des importations" de ces composants et de leurs dérivés. Cette procédure suit son cours.

Un bulletin des douanes avait d'abord annoncé, vendredi soir, que de nombreux produits technologiques (smartphones, ordinateurs, panneaux solaires, écrans plats, etc.) seraient exemptés des nouveaux tarifs appliqués aux importations chinoises et du relèvement de 10% des taxes imposées au niveau mondial. Las. Plusieurs appareils électroniques "seront classés dans la catégorie des semi-conducteurs, et ils seront soumis à un tarif douanier spécifique pour garantir leur relocalisation", a assuré le secrétaire au Commerce, Howard Lutnick, sur la chaîne ABC, dimanche soir. Les nouveaux droits de douane, dit-il, pourraient entrer en vigueur d'ici un mois ou deux, avec pour objectif de soutenir la production industrielle du pays.

Une chaîne de production répartie sur plusieurs continents

Le taux n'a toujours pas été dévoilé, pas plus que la liste exacte des produits concernés. "On ne sait pas si cela concerne uniquement les semi-conducteurs made in China qui se retrouveraient dans certains produits, ou l'ensemble des produits équipés de semi-conducteurs exportés vers les Etats-Unis", observe Estelle Prin, analyste indépendante et fondatrice de l'Observatoire des semi-conducteurs, contactée par franceinfo. "Imaginons par exemple le cas d'un semi-conducteur fabriqué par le taïwanais TSMC et assemblé en Chine dans un smartphone de marque Apple..." Un casse-tête en perspective, tant la chaîne de production est complexe.

La 'supply chain' [chaîne d'approvisionnement] des semi-conducteurs, construite ces trente dernières années, repose sur des éléments répartis dans le monde entier, à travers des dizaines de frontières", observe l'analyste. Les métaux rares sont extraits sur plusieurs continents. La Chine, quant à elle, est devenue la place forte du raffinage, nécessaire pour purifier ces éléments. Le néerlandais ASML produit des machines à graver à destination des usines du monde entier. Les principaux fabricants, enfin, se trouvent en Corée du Sud et au Japon mais surtout à Taïwan, où la fonderie TSMC fabrique la quasi-totalité des semi-conducteurs pour l'intelligence artificielle (IA).

Ces puces, essentielles dans la circulation de l'information, équipent tout l'éventail des appareils électroniques, des plus rudimentaires aux plus complexes, où elles jouent le rôle de "petit cerveau". Ainsi, elles sont irremplaçables dans de nombreux secteurs stratégiques : les télécommunications – un simple smartphone compte plus de 150 puces –, la défense, l'aéronautique, l'automobile ou encore l'IA, où les besoins sont gargantuesques. Près de 1 000 milliards de semi-conducteurs ont été vendus en 2023 et ce nombre va encore augmenter. Le marché mondial devrait franchir le millier de milliards de dollars d'ici cinq ans.

Une vue aérienne de l'une des usines de semi-conducteurs du groupe taïwanais TSMC, le 18 octobre 2024, dans la ville chinoise de Nankin. (CFOTO / NURPHOTO / AFP)
Une vue aérienne de l'une des usines de semi-conducteurs du groupe taïwanais TSMC, le 18 octobre 2024, dans la ville chinoise de Nankin. (CFOTO / NURPHOTO / AFP)

Aucun Etat, pour autant, n'est capable d'en maîtriser la production de A à Z. L'annonce de Donald Trump laisse donc perplexe, car le déséquilibre introduit par de nouvelles taxes pourrait donner le tournis à de nombreuses big tech américaines. "Il ne s'agit pas d'aller mettre en faillite des entreprises", nuance auprès de franceinfo Rémi Bourgeot, chercheur associé à l'Institut de relations internationales et stratégiques (Iris). Le département du Commerce, estime le chercheur, va tenter d'identifier les effets possiblement délétères pour l'économie américaine. Ce n'est pas simplement un coup politique, ajoute Rémi Bourgeot, mais "une politique industrielle" construite.

Des groupes intimés de construire des usines

Les groupes américains sont à la pointe dans la conception des semi-conducteurs, mais ils ont en revanche adopté un modèle fabless, sans usine. "Les Etats-Unis affichent des velléités, depuis le Covid et la pénurie de semi-conducteurs, de rapatrier une partie de la production dans le pays", explique Rémi Bourgeot. Mais ce chemin est semé d'obstacles en raison de difficultés culturelles et techniques. "La fabrication de semi-conducteurs n'a rien à voir avec l'assemblage en électronique, par exemple, et nécessite des compétences très poussées." La valorisation boursière du champion américain des puces Nvidia, délirante, atteint désormais 2 700 milliards de dollars. Mais le groupe continue de faire fabriquer ses composants par TSMC, leader technique incontesté.

Le Chips Act américain, adopté en 2022, prévoyait 52 milliards de dollars d'investissements dans le secteur, avec un volet destiné à relocaliser la production. Mais le président américain veut précipiter le mouvement en mobilisant tous les outils, y compris les plus brutaux (droits de douane, quotas, restrictions...). "Donald Trump, en quelque sorte, dit aux groupes américains : 'soit vous faites un énorme effort pour réintégrer les chaînes de production, soit je suis prêt à tout foutre en l'air'", résume Rémi Bourgeot. Mais "en créant de l'incertitude", ajoute Estelle Prin, "il fait également pression sur des acteurs des semi-conducteurs" étrangers, comme TSMC ou Samsung, pour qu'ils construisent des usines sur le sol américain.

Nvidia a justement choisi cette séquence politique pour communiquer. Pour la première fois, l'entreprise a annoncé lundi qu'elle allait fabriquer entièrement aux Etats-Unis des puces pour les superordinateurs d'intelligence artificielle. Ces usines sont construites au Texas, en partenariat avec les groupes taïwanais Foxconn et Wistron, et la cadence devrait accélérer cette année. Le même communiqué ajoute que les usines TSMC en Arizona ont déjà commencé la production des Blackwell, les processeurs graphiques les plus avancés de Nvidia.

Une guerre à couteaux tirés

De premiers "effets Trump" par anticipation ? Début mars, le PDG taïwanais de TSMC, C.C. Wei, avait été reçu par le président américain, à la Maison Blanche, pour annoncer un plan de 100 milliards de dollars d'investissements visant à construire cinq usines aux Etats-Unis. Donald Trump avait accueilli ces annonces sur les semi-conducteurs avec un large sourire.

Le président américain Donald Trump aux côtés de C.C. Wei, PDG du groupe taïwanais TSMC, le 3 mars 2025 à la Maison Blanche, à Washington (Etats-Unis). (CNP / ADMEDIA / SIPA)
Le président américain Donald Trump aux côtés de C.C. Wei, PDG du groupe taïwanais TSMC, le 3 mars 2025 à la Maison Blanche, à Washington (Etats-Unis). (CNP / ADMEDIA / SIPA)

La guerre commerciale déclenchée par les Etats-Unis a déjà eu des effets très concrets, et indirects, sur le secteur. Début avril, Pékin a décidé en retour de suspendre, notamment, l'exportation de six nouveaux métaux rares raffinés dans le pays, après avoir pris une décision similaire sur le gallium et le germanium en décembre. Des éléments qui composent les alliages complexes des semi-conducteurs. "Cette décision, sans doute, va davantage inquiéter les industriels que des droits de douane sur des semi-conducteurs chinois qui vont très peu sur les marchés à l'export, ou de manière marginale", avance Estelle Prin.

La mesure chinoise était également accompagnée d'un moratoire sur les exportations d'aimants aux terres rares (ou "aimants permanents"), utilisés pour assembler des automobiles, des drones, des éoliennes et des missiles.

"Pékin et Washington se livrent à un jeu dangereux sur quelque chose de très stratégique."

Estelle Prin, analyste indépendante, fondatrice de l'Observatoire des semi-conducteurs

à franceinfo

Relever les droits de douane sur les semi-conducteurs aurait peu d'effets sur la Chine, à court terme. La puissance asiatique fabrique essentiellement des composants dits "matures", à la technicité moindre, et exporte peu de références en tension. Ces annonces s'inscrivent davantage dans la surenchère verbale d'un président américain qui veut enfoncer le clou, alors que la Chine n'entend rien céder. Estelle Prin évoque "un nouveau moyen de pression sur Pékin, pour que Xi Jinping appelle enfin Donald Trump".

"Les Chinois sont capables de monter très vite en gamme dans de nombreux secteurs, commente pour sa part Rémi Bourgeot. On ne sait pas s'ils vont atteindre le niveau de TSMC en termes de fonderie, c'est-à-dire de fabrication de processeurs, mais je pense que les Etats-Unis veulent se préparer." En décembre, d'ailleurs, l'administration Biden avait annoncé de nouvelles restrictions d'exportation vers la Chine, portant sur des équipements nécessaires à la fabrication de composants de pointe. "Pour moi, les droits de douane ne sont pas du tout un tabou, ajoute l'économiste. On a complètement changé de logique commerciale et économique depuis quelques années."

En attendant, les principales économies mondiales continuent d'injecter des sommes astronomiques pour ne pas rester sur le bord de la route. L'UE avait annoncé pour sa part 43 milliards d'euros d'investissements en 2022, mais "elle est davantage tournée vers les semi-conducteurs à l'attention de l'industrie et de l'automobile que dans la course à la miniaturisation", précise Rémi Bourgeot. La Corée du Sud – qui abrite notamment les géants Samsung et SK Hynix – a annoncé mardi une nouvelle aide publique de près de 5 milliards de dollars, portant le total à 23 milliards d'investissements. Un bond de géant pour ces puces, dans l'un des rares secteurs qui se conduit aussi bien.

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