Déficit et transition écologique : "Le coût de l'inaction, chiffré à 15% de PIB mondial, c'est beaucoup plus que le prix des efforts", rappelle la cheffe économiste au Trésor
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Comment concilier économie de guerre, sobriété carbone et sobriété budgétaire ? La France, comme l'ensemble des États membres de l'Union Européenne, prévoit de baisser de 55% ses émissions nettes de gaz à effet de serre d'ici 2030, pour atteindre la neutralité carbone à horizon 2050. Ces objectifs nécessitent des investissements publics et privés massifs, car il faudrait 110 milliards d'euros supplémentaires par an en 2030.
Dorothée Rouzet, cheffe économiste de la direction générale du Trésor, administration du ministère des Finances, a pour rôle de conseiller le gouvernement sur les politiques économiques. Elle vient de concevoir et de participer à une table ronde avec cette question : "Peut-on encore financer la transition écologique avec nos contraintes budgétaires ?" Elle nous donne son analyse.
franceinfo : Financer la transition écologique avec nos contraintes budgétaires, c'est encore possible ?
Dorothée Rouzet : La réponse est oui, on peut et il le faut. Mais ça demande des choix. Ça demande de bien réfléchir aux instruments, aux outils. Quel financement pour le public, quel financement pour le privé, pour ce qui va être un mur d'investissement.
Vous travaillez au Trésor, les enjeux de la consolidation budgétaire se chiffrent en milliards d'euros, ceux de la décarbonation aussi. Quelles sont les grandes données qu'il faut garder à l'esprit ?
Il faut déjà se demander de combien d'investissements on a besoin pour la décarbonation. À horizon 2030, on veut réduire de moitié nos émissions par rapport à 1990. Ça demande, selon nos estimations, 110 milliards d'euros d'investissements en plus, dans le logement, dans les transports, dans l'industrie, dans l'énergie. Par contre, il y a des investissements qu'on pourra faire en moins. On doit réduire de moitié nos investissements fossiles carbonés, avec par exemple plus de voitures électriques et moins de voitures thermiques. Donc en net, on doit chercher 63 milliards d'euros d'après nos estimations, c’est-à-dire à peu près deux points de PIB d'investissement en plus, publics et privés.
Et pour réduire le déficit de la France, avec un objectif de 3% du PIB en 2029, il faut aussi trouver de l'argent.
Tout à fait. On devrait être à 5,4% de déficit cette année pour revenir à 3% en 2029. En tenant compte aussi du fait que certaines dépenses naturellement augmentent, parce que la population vieillit, etc. Ça représente environ 100 milliards d'économies à trouver d'ici 2029.
Comment fait-on alors pour concilier la transition écologique et la réduction du déficit ?
Déjà, la réponse un peu naturelle, c'est que l'État, la puissance publique, les dépenses publiques, vont devoir prendre une part. Mais la main de l'État n'est pas seulement la dépense publique, on peut réglementer et on peut donner un prix au carbone. On doit réfléchir aux implications de ces différents instruments et à la bonne combinaison, avec des implications économiques, sociales, environnementales. Et de toute façon, le secteur privé devra faire la majorité de ces investissements, comme il fait d'ailleurs la majorité des investissements dans l'économie.
Alors comment fait-on pour l'y inciter, pour l'encourager ?
Il y a différents outils, là aussi. Parfois, on peut réglementer, ce qu'il faut manier avec prudence parce qu'on a aussi des enjeux de simplification. Mais par exemple, pour inciter les flottes automobiles professionnelles à se verdir, à aller vers l'électrique, on impose maintenant aux entreprises une sorte de quota qu'elles doivent respecter. Et comme elles renouvellent ces flottes assez souvent, ce n'est pas forcément une mesure trop contraignante. On peut, ce qui est l'outil préféré des économistes, donner un prix au carbone. Il y a aussi un marché de quotas d'émissions européens, qui donne un prix au carbone. C'est l'outil le plus efficace. Par contre, ça pose des enjeux d'acceptabilité sociale. Et puis enfin, il y a tout ce qui relève de la dépense publique comme la subvention, par exemple, pour décarboner certaines industries. Mais il y a aussi des outils plus légers, en termes de dépenses publiques, qui peuvent aider. Comme des prêts ou des garanties, quand les contraintes sont plutôt des contraintes de financement que de rentabilité propre.
Et comment faire pour que personne ne soit laissé de côté ?
Ça, c'est vraiment l'enjeu d'accompagnement. Le rôle de l'État, dans tout ce financement de la transition écologique, va être de déclencher les investissements. Ça va être aussi d'assurer ses propres investissements : rénover les bâtiments publics, développer les infrastructures bas-carbone... Et ensuite, il y a tout cet enjeu d'accompagnement des ménages et des entreprises. Soit des ménages particulièrement vulnérables, parce qu'ils sont modestes ou parce qu'ils habitent en zone rurale n'ayant pas de transports publics à proximité. Donc pour eux, on ne peut pas juste réglementer en disant : 'vous devez changer de voiture'. Ils n'en ont pas les moyens donc il faut les aider. Pareil pour les entreprises. Il y a certaines industries, à qui on ne peut pas juste dire qu'elles doivent dépenser des milliards en décarbonation, si ça signifie qu'elles vont tellement perdre en compétitivité qu'elles ne vont pas survivre. Donc il faut regarder quelles sont ces poches de vulnérabilité. Et là, oui, il y a un rôle d'accompagnement qui se fait forcément par la dépense publique.
Mais dans le budget 2025, il y a des coups de rabot sur certaines enveloppes, comme le bonus écologique à l'achat d'une voiture ou MaPrimeRénov'. Est-ce que c'est compatible avec tout ce qu'on se dit ?
Il faut voir déjà dans ce budget - ce qu'on fait à chaque exercice budgétaire - ce qu'on appelle le budget vert. C’est-à-dire qu'on regarde dans les dépenses, ce qui est favorable à l'environnement et ce qui relève des dépenses brunes. On devrait maintenir le niveau de dépenses vertes à environ 40 milliards d'euros. C'était 34 milliards en 2023, donc on est toujours bien sur une hausse. Ensuite, une des réponses aussi à l'équation est de chercher l'efficacité de chaque euro public. Il y a des dispositifs qui n'atteignent pas complètement leur objectif. Dans le cas de MaPrimeRénov', l'enveloppe de l'année dernière n'a pas été consommée parce que la demande n'était pas là. Quand on subventionne aussi des choses qui n'ont pas les bénéfices écologiques attendus, on a aussi le droit de réduire certains dispositifs, pour pouvoir en accroître d'autres. Et donc rendre l'ensemble plus efficace en termes d'empreinte environnementale et en termes aussi économique et social.
Il y a quelque chose aussi qui ne va pas faciliter la tâche pour résoudre cette équation, c'est qu'avec l'objectif de la sobriété carbone, les finances publiques vont perdre des recettes ?
Tout à fait. Et en quelque sorte, c'est une bonne chose parce que tout ce qui est fiscalité écologique, donc fiscalité sur les émissions, sur le carbone, c'est une fiscalité dont on veut qu'elle s'éteigne. Puisque le but, c'est de décourager la consommation. Si on atteint notre trajectoire de décarbonation, ça passe en particulier par un virage plus important vers le véhicule électrique. Or, le carburant fossile est très taxé. L'électricité par unité d'énergie est moins taxée. Cela veut dire au total une perte de recettes publiques qu'on chiffre environ 10 milliards d'euros à horizon 2030, 30 milliards d'euros à horizon 2050. En considérant qu'en 2050, il n'y a plus de véhicule thermique, donc il n'y a plus de carburant à taxer.
On s'est donné beaucoup de chiffres. Je vous en demande un dernier : quel serait le coût de l'inaction ?
Ce qu'il faut retenir, c'est que le coût de l'inaction, c'est beaucoup plus que le coût de l'action. C’est-à-dire que le coût de la transition pour la croissance, il existe. On le chiffre entre 0,5 et un point de PIB en 2030. Mais il reste modéré et transitoire. Une fois qu'on a décarboné, on n'a pas de raison d'avoir moins de croissance. Le coût de l'inaction, pour le monde, ce n'est pas nous qui l'avons fait mais le réseau de banques centrales qui s'intéressent à la question. Il est chiffré à 15 points de PIB en 2050. Donc si on ne fait rien, un réchauffement de trois degrés, ça coûte 15 points de PIB à l'économie mondiale. C'est beaucoup, beaucoup plus que le prix des efforts.
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